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«La stratégie immobilière des institutionnels m’inquiète»
Derham
Gérance
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08 avr 2022
Le Conseil fédéral, avec ses mesures anticycliques, s’est beaucoup inquiété du surendettement des privés qui investissent dans l’immobilier. Mais qu’en est-il des investisseurs institutionnels, qui prennent beaucoup plus de risques, et pour lequel il n’existe quasiment aucun garde-fou ? Alors que c’est l’argent de nos retraites qui est en jeu.
Fin janvier, la nouvelle tombait : « Le Conseil fédéral et la Banque nationale suisse ont décidé de réactiver et de relever le volant anticyclique de fonds propres, afin de limiter les risques ‘croissants’ sur le marché hypothécaire et immobilier. » Les banques devront se doter de capital supplémentaire, et les investisseurs privés se soumettre à des règles plus contraignantes avant d’obtenir un prêt hypothécaire. « C’est une bonne décision, commente Jean-Jacques Morard, mais je ne suis pas sûr qu’elle règle les problèmes les plus importants du marché immobilier suisse. Car, aujourd’hui, sur ce marché, le risque ne vient pas des privés, mais des investisseurs institutionnels. Et là, il n’y a aucune régulation, aucune mesure anticyclique, aucun contrôle de leur stratégie. »
Jean-Jacques Morard n’est pas un économiste, ni un investisseur, mais il est néanmoins, en tant que CEO de la régie de Rham, un expert du marché immobilier, dans lequel il travaille depuis maintenant 38 ans. C’est en effet par les régies que passe la responsabilité économique de la gestion des parcs immobiliers, et c’est grâce au travail des régisseurs qu’est assuré le rendement des immeubles.
Les institutionnels prennent plus de risques que les privés
C’est donc avec cette expérience du terrain que Jean-Jacques Morard s’interroge : si, il y a encore une quinzaine d’années, avant le début de la baisse des taux, c’étaient bien les investisseurs privés qu’il fallait réguler, car ils prenaient parfois beaucoup de risques sur le marché immobilier, la situation est aujourd’hui différente.
Les privés, craignant un retournement de l’économie et une remontée des taux, sont devenus moins aventureux, alors que les institutionnels, qui jadis faisaient preuve d’une prudence peut-être exagérée, aujourd’hui payent de plus en plus cher des biens qui promettent de moins en moins de rentabilité : on parle désormais de 2 % de rendement brut pour les meilleurs emplacements, au centre de Zurich ou de Genève. Autrement dit, des taux qu’aucun investisseur institutionnel n’aurait même envisagé d’accepter il y a encore 10 ans.
« Avant le début de la baisse des taux de la BNS, se souvient Jean-Jacques Morard, quand les taux hypothécaire variaient entre 3 et 6%, les institutionnels achetaient des immeubles commerciaux avec un taux de capitalisation de 6 à 7 %, et des immeubles d’habitation avec un taux de 4 à 6 %. Quand les objets étaient plus risqué et les rendements moindres, les investisseurs institutionnels n’entraient guère en discussion, et ces immeubles étaient achetés par des privés. Aujourd’hui, la situation s’est complètement inversée ».
Il en va de l'avenir de nos retraites
« C’est bien simple, explique Jean-Jacques Morard, actuellement, les gros investisseurs privés n’arrivent plus à s’aligner sur les offres agressives des institutionnels et rechignent devant des rendements vraiment bas, que les institutionnels, eux, acceptent désormais sans problème. Ils ont tellement de capitaux à investir ! Cette situation m’inquiète. »
Pourtant, personne ne semble remettre en question la stratégie actuelle des institutionnels. « Pour les privés, il y a les mesures anticycliques du Conseil fédéral, mais pour les institutionnels, rien. Personnellement, je suis contre les réglementations, mais dans ce cas-là, je m’interroge : quand ces institutionnels sont des caisses de pension ou des assurances, il en va quand même, au final, de nos retraites. Alors, même si je comprends que dans le contexte actuel, avec des taux négatifs, des obligations qui ne rapportent plus rien, les investissements immobiliers sont les plus sûrs et les plus rentables, je me demande vraiment comment nos retraites pourront être financées à long terme, comment les rentes pourront être payées avec des rendements aussi bas. »
Un problème insoluble ?
Une fois le constat posé, il faut proposer des solutions. Le problème, c’est que, dans la situation économique actuelle, il n’est pas sûr que ces solutions existent. En effet, que faire ? Empêcher les caisses de pension et les assurances d’investir dans des immeubles qui n’auraient pas un certain niveau de rendement, par exemple un raisonnable 3,5% ? « Cela permettrait en effet de fixer des prix plafond pour les investissements immobiliers des institutionnels, mais ce serait aussi fausser la libre concurrence » concède Jean-Jacques Morard.
Contraindre les institutionnels à investir dans les régions périphériques, où les rendements sont encore assez élevés ? « C’est oublier que si, dans ces régions, les rendements son meilleurs, c’est que les risques sont plus élevés. On le voit bien avec les objets que l’on met en location. Dans les grands centres, tout part très rapidement. Dans les périphéries, cela met beaucoup plus de temps. Et quand il s’agit de revendre, les plus-values sont nettement plus élevées dans les centres que dans les périphéries. »
La situation va continuer à se dégrader
Le Conseil fédéral pourrait aussi accepter d’assouplir la législation protégeant les locataires, permettant ainsi aux propriétaires d’augmenter les loyers, et donc la rentabilité. « Ce serait en effet une bonne solution, mais le sujet est explosif du point de vue politique. Il est donc très peu probable que l’on assiste un assouplissement de ces lois. »
Alors, faut-il simplement laisser le marché se corriger de lui-même, quand les taux vont remonter ? Utiliser dans ce cas, par exemple, les réserves de la Banque nationale pour sauver nos retraites si l’immobilier s’effondre ? « Là encore, la solution ne serait pas satisfaisante, car cela inciterait les investisseurs à prendre beaucoup de risques », analyse Jean-Jacques Morard.
« Finalement, je suis déchiré, avoue-le CEO de la régie de Rham, je suis viscéralement contre les réglementations, je sais qu’il n’y a pas de solution simple, mais je suis aussi intimement convaincu que, tant qu’il n’y aura pas de régulation, la situation va continuer à se dégrader. Avec des institutionnels qui ont sans cesse des nouveaux capitaux à investir, donc des prix de l’immobilier qui vont continuer de grimper, et des rendements qui vont baisser encore. Ma seule lueur d’espoir, c’est que l’on est dans un pays avec une économie forte et stable, et que l’on reste dans une classe d’actifs qui, sur le long terme, prend de la valeur. Peut-être cela suffira-t-il à sauver la situation. »